La vallée de l'Ubaye, vallée frontière, zone de passage entre Piémont et Val de Durance par les cols de Vars et de Larche, a vu passer et repasser au cours des siècles des envahisseurs et des armées, et à chaque passage, elle a eu son lot de destructions, incendies, pillages...
François 1er, le connétable Lesdiguières, Vauban, Haxo, Séré de Rivières et plus près de nous André Maginot ont constitué en Ubaye un patrimoine militaire très varié et très important: églises fortifiées, remparts de Barcelonnette, redoutes, castellets... Malheureusement une grande partie de ces constructions a disparu, détruit par les assauts du temps et les aléas de l'histoire. Nous allons essayer de voir ce qu'il en reste de nos jours.
Très bien placé, le plateau du village de Tournoux (entre la Condamine et St Paul sur Ubaye) commande le passage de cette voie naturelle sur près de 4 km.
Déjà dans l'antiquité, ce plateau surplombant l'Ubaye est reconnu comme parfaitement adapté à l'établissement d'un camp militaire. Le mot "Tournoux" viendrait (?) d'un général romain "Turnus" envoyé dans les alpes 219 av.JC pour s'opposer à un éventuel passage des troupes d'Hannibal.
Au moyen âge, dès 568, les Lombards franchissent les alpes et se répandent sur le versant gaulois. Ils seront repoussés en 571 par le petit fils de Clovis et leur défaite complète aurait eu lieu aux Gleizolles, au pied du plateau de Tournoux.
Puis se seront les Sarrasins qui arrivent, chassés par Charles Martel vers 742 aidé par les Lombards! qui reviennent avant d'être éconduits en 754 par Pépin le Bref.
En 942 retour des Sarrasins chassés en 972 par un représentant du roi de Bourgogne, récompensé de son succès par l'octroi des terres libérées. Il serait à l'origine de la famille des comtes de Provence; c'est ainsi que la vallée est rattachée à la Provence.
En 1231, fondation de Barcelonnette, ville géométrique entourée de murailles avec 22 tours et 4 portes. Ces fortifications ainsi que celles d'églises ou bâtisses fortifiées disparaîtront au XVe siècle.
En 1388, refusant un nouvel impôt du comte de Provence, l'Ubaye obtient son rattachement à la Savoie.
La guerre de cent ans passe et ne concerne pas la vallée.
François 1er passe le 8 août 1515 par le col de Vars, le plateau de Tournoux et le col de Larche avec une armée de 70000 hommes, 300 pièces d'artillerie, 25000 chevaux et mulets et surprend l'ennemi.
Le 14 septembre 1515 c'est la victoire de Marignan. François 1er annexe le milanais et occupe la vallée de Barcelonnette pendant 20 ans. Mais Charles Quint demande à François 1er de rentrer en France en 1536 et charge le duc de Montmorency de pratiquer la terre brûlée dans les régions abandonnées pouvant servir de transit à l'empereur d'Allemagne. La vallée est complètement ravagée.
En 1538 la trêve de Nice rend la vallée à la Provence, mais le traité de Cateau-Cambrésis de 1559 la rétrocède à la Savoie. La vallée va servir de refuge pendant les guerres de religion. Ensuite les Piémontais et Français occupent alternativement la vallée jusqu'en 1591.
Des traces ont été laissées par le connétable français Lesdiguières lors de ses passages successifs: l'église fortifiée de Saint Paul détruite au canon, les fortifications de Barcelonnette rasées et la vallée complètement dévastée.
Elle le sera encore en 1628 sous Louis XIII.
Le traité de Cherasco de 1631 ramène la paix jusqu'en 1691. Puis de nouveau, la vallée renoue avec le passage des armées et son cortège de réquisitions et de destructions.
Victor Amédée II, duc de Savoie, reprend en sens inverse l'idée de François Ier, en 1692 il part de Cuneo passe à Larche, Tournoux et Vars, prend Guillestre, Embrun, Gap et dévaste le pays. Pour Louis XIV l'alerte a été chaude et l'intérêt stratégique de la vallée de l'Ubaye est démontré.
Il envoie le maréchal de Vauban qui décide de se prémunir contre la vallée en lançant la construction des places fortes de Montdauphin (près de Guillestre) Saint Vincent les Forts, Seyne, Colmars et Entrevaux.
Le roi fait occuper l'Ubaye par le maréchal de Catinat qui charge son "sapeur" l'ingénieur Richerand de l'organisation défensive de la vallée. Son projet est trop ambitieux, le roi n'accorde pas suffisamment de crédit et les réalisations se résument au retranchement autour du plateau de Tounoux, la construction de redoutes, la fortification de l'église de Larche et l'aménagement d'un chemin de Tournoux à Embrun par le col de Parpaillon (chemin resté intact aujourd'hui).
En 1697, l'Ubaye retourne à la Savoie par le traité de Turin.
Dès le début de la guerre de succession d'Espagne en 1707, Louis XIV s'empresse d'occuper la vallée, le maréchal de Berwick aménage le plateau de Tournoux où en 1709 stationnent 6000 hommes.
Ces troupes en 1710 repousseront le comte de Thaun qui essaie de rééditer l'expédition de 1692 (celle de Victor Amédée II).
En 1713 traité d'Utrech, le maréchal de Berwick réussit à convaincre Louis XIV de l'intérêt stratégique de la vallée qui devient définitivement française.
Plus tard en 1744 le prince de Conti (guerre de succession d'Autriche), le général Kellerman en 1792 et Bonaparte pendant les campagnes d'Italie confirmeront l'analyse de Berwick et utiliseront l'Ubaye et Tournoux comme base arrière.
Aucune fortification importante n'a encore été édifiée au début du 19me siècle, seules des redoutes avaient été décidées par Catinat (une est encore visible aux Gleizolles sur le CD 902) et reconstruites par Berwick.
En 1826, le général de Fleury s'inquiète que rien n'est encore fait pour assurer la défense de la vallée.
Il faudra attendre 1836 pour que le général Haxo, inspecteur général des fortifications décide la construction d'un fort à Tournoux. L'acte de naissance est signé le 28 juin 1837.
Les travaux commencés en 1843 se termineront pratiquement en 1865.
L'ouvrage interdit à tout assaillant les routes de Vars, Larche et Barcelonnette car il est placé au confluent de l'Ubaye et de l'Ubayette.
Mais les progrès de l'artillerie, les enseignements de la guerre de 1870 montrent les faiblesses de l'ouvrage.
Le général Séré de Rivières prescrit la construction de nombreux ouvrages: Batterie du Serre de l'Aut et du clos des Caurres au dessus du fort, de Viraysse (2772m d'altitude) et de Mallemort à l'aplomb de la frontière, redoutes de Roche la Croix (inférieure et supérieure) dominant Meyronnes et l'Ubayette, de Cuguret au dessus de Jausiers.
Pour parfaire la défense et créer un second verrou fortifié, le fort de Saint Vincent est complété par la redoute de Chaudon et les batteries du Chatelard, de la Tour et du Col Bas. Cette dernière est construite sur la crête de Dormillouse à 2505 m d'altitude.
Tout cet ensemble est complété par des tours de guet, des relais optiques, des abris fortifiés et entre 1897 et 1904 par les ouvrages de la Haute Tinée: camp de Restefond, des Fourches et ses fortins.
Toutes les routes et chemins nécessaires à la construction ou à l'usage de ces ouvrages sont toujours utilisés aujourd'hui: route et tunnel du Parpaillon, route du col de Restefond, de la Moutière, de la Cayolle, chemin horizontal...
Pendant plus de 50 ans les ouvriers civils et militaires travaillant sur les chantiers ont créé une certaine animation dans la vallée.
En 1915 l'Italie entre en guerre à nos côtés et la vallée offre moins d'intérêt stratégique jusqu'au changement de régime et les revendications du Duce. De plus les progrès de l'artillerie durant la guerre de 14-18 conduisent les états majors à revoir complètement la conception des fortifications.
Après les premières études en 1925, en 1929 André Maginot, ministre de la guerre, fait voter le programme qui porte son nom. Contrairement à ce que beaucoup s'imagine, la ligne Maginot part des Ardennes et descend jusqu'à la Méditerranée et on sera surpris de savoir que le 1er coup de pioche d'un ouvrage de la ligne Maginot a été donné non pas dans le nord est, mais dans les Alpes Maritimes au fort de Rimplas.
En Ubaye, pour interdire le débouché du col de Larche à l'artillerie et aux blindés, le débordement par le nord ou le sud du verrou mis en place à hauteur de Meyronnes, on crée une position de résistance avec des ouvrages modernes très protégés:
- Le fort de Roche la Croix (décrit plus loin)
- L'ouvrage de Saint Ours Haut (décrit plus loin)
- Le petit ouvrage de Saint Ours bas
- L'ouvrage de Plate Lombarde
- Le petit ouvrage des Granges Communes
- L'ouvrage de Restefond (pas terminé en 1940)
- Le petit ouvrage de la Moutière
ainsi que les avant-postes de Viraysse, de Larche, du Pra et des Fourches (ces 2 dans la haute Tinée).
Souvent creusés dans le roc, bénéficiant de béton armé et de cuirassements en acier, ces ouvrages sont parmi les meilleurs de la ligne Maginot.
Le fort de Roche la Croix
Situé sur la commune de Meyronnes, le fort est construit sur un éperon rocheux. On y accède par une route de 7 km, depuis le CD 900. Cette route avait été tracée pour la construction des 2 redoutes en 1884-1889. Elle a été améliorée pour pouvoir monter de gros cuirassements lourds et encombrants.
Pour les besoins de la construction, le téléphérique qui desservait l'ancienne redoute entre fort et village de Meyronnes a été remis en service. Démonté à la fin des travaux, il a été remplacé par un autre plus à l'abri des vues ennemies qui part des Gleizolles. A l'arrivée située à 800m de l'entrée du fort, un petit train à voie de 60 cm amenait le matériel.
Les pierres de l'ancienne redoute ont servi pour construire le casernement extérieur.
Commencé en 1932, il était pratiquement terminé en 1940; l'ouvrage de 150 m sur 95 m est entièrement souterrain à 15 m de profondeur. Le casernement extérieur comportait 3 bâtiments aujourd'hui en ruines.
Comme tous les forts Maginot, seuls sont visibles les 6 blocs de combat. Le fort est divisé en 3 zones: entrée, zone de vie, zone de combat, séparées par des sas. Il y avait 161 hommes dont 6 officiers et 28 sous officiers.
Cantonnés à l'extérieur en temps de paix, les hommes menaient une vie de "sous mariniers" dès le fort occupé. Ils étaient divisés en 3 équipes: une de veille au poste de combat, une de piquet en attente et une de repos.
Zone de combat divisée en 6 blocs:
-le bloc 1 à l'entrée
-les blocs 2 et 3 chacun avec 2 FM et 1 mortier de 50 m/m pour la sécurité rapprochée.
-le bloc 4 est composé d'une tourelle à éclipse armée de 2 canons obusiers de 75 m/m et de 2 cloches cuirassées (30 cm d'épaisseur, 22 tonnes, 1,20 m de diamètre intérieur) une d'observation avec périscope et une FM armée d'un fusil mitrailleur. L'ensemble comportant la tourelle à éclipse a 12 m de haut, pèse 265 tonnes dont 130 de parties mobiles parfaitement équilibrées par un contrepoids de 18 tonnes accroché à un bras de levier de 4,50 m.
La tourelle protégée par une coupole d'acier de 350 m/m d'épaisseur, de 4 m de diamètre, pesant 30 tonnes se relève de 50 cm en position de tir. Tout est manoeuvré électriquement mais peut l'être manuellement en cas de défaillance électrique.
-Le bloc 5 est la raison d'être du fort. Il abrite l'armement principal du fort: soutes à munitions et ateliers de préparation. Il comprend les P.C. de tir, un pour chaque type de matériel et 2 mortiers de 75 avec des goulottes à grenades.
-Le bloc 6, destiné a recevoir des projecteurs qui n'ont jamais été installés, est équipé d'une cloche d'observation et d'un mortier lance grenades de 50 m/m.
En juin 1940, le fort connait le baptême du feu et remplit parfaitement sa mission. Jusqu'à l'armistice du 25 juin il a empêché l'assaillant d'approcher les lignes de défense.
En Ubaye, la ligne Maginot a parfaitement joué son rôle. De 1940 à 1945 Roche la Croix est occupé par les italiens puis par les allemands. Il sera repris par les alliés le 22 avril 1945.
Petite anecdote:
en abandonnant le fort à l'adversaire après l'armistice, son équipage avait pris soin de le neutraliser en enlevant certaines pièces vitales.
Ainsi plus de lumière, ni de ventilation à 15 mètres sous terre! La tourelle à éclipse avait été elle aussi mise hors service.
En avril 1945, l'artillerie alliée aura plus facilement raison des fusiliers allemands retranchés dans le fort car ils étaient exposés aux effets irritants de la fumée des obus à phosphore faute de ...ventilation.
Le fort du haut de Saint Ours
Comme son vis à vis, le fort du haut de Saint Ours est situé sur la commune de Meyronnes, en aplomb du ravin du Pinet. Il assure le flanquement de Roche la Croix.
La piste empierrée qui part du village de St Ours dessert le fort (à 1 km) et le petit ouvrage associé du nord-est de St Ours (équipage de 57 hommes, 2 fusils mitrailleurs, une cloche GFM). Cet ouvrage abrite aujourd'hui un appareillage d'enregistrement sismique du CNRS.
La route de St Ours dessert un autre ouvrage associé dit du nord-ouest de Fontvive, identique au précédent.
Entièrement souterrain (entre 15 et 20 mètres) le fort est desservi par 2 grandes galeries: 1 de 57 m dans la zone de vie de 1800 m2, la 2me de 85 m pour atteindre le bloc le plus éloigné (le 5).
Moins puissamment armé que Roche la Croix car ouvrage d'infanterie, il dispose de 5 blocs de combat, de 5 cloches cuirassées, 4 mortiers de 81 mm et 1 de 75 mm plus 4 créneaux de mitrailleuses jumelées.
232 hommes et 11 officiers pour le fort plus les équipages des ouvrages associés, c'est au total plus de 350 hommes en position à Saint Ours.
L'entrée
est du type entrée mixte avec hall de déchargement (camions et mulets) fermé par un pont levis "à bascule en dessous" à côté duquel se trouve l'entrée des hommes avec passerelle mobile.
Il y a également un poste de transformation électrique (pour l'alimentation sur le réseau extérieur) et le système de chariots et pan incliné pour transporter vivres et munitions vers les galeries 20 mètres plus bas.
Zone de vie
Comme à Roche la Croix une galerie dessert d'un côté: cuisine, réserve d'eau ,chambres (3 étages de lits métalliques, 30 hommes par chambre), infirmerie et de l'autre côté: centrale électrique, salle des filtres, sanitaires. L'installation générale est pratiquement identique à Roche le Croix.
Zone de combat
- le bloc 1 à l'entrée possède 2 cloches cuirassées, dont 1 avec lance grenades et un créneau armé d'un jumelage de mitrailleurs de 7,5 mm.
- le bloc 2 est armé de 2 mortiers de 81 mm, 1 de 75 mm, 1 de 50 mm et d'un jumelage de mitrailleurs de 7,5 mm.
- les blocs 3 et 4 ont chacun 1 cloche GFM, donc armé d'un fusil mitrailleur.
- le bloc 5 est accessible par la galerie de 85 m au départ de laquelle on trouve le poste de commandement, le service de renseignements, les liaisons avec les ouvrages voisins et les observatoires. Il est armé de 2 mortiers de 81 mm, de 3 créneaux à jumelage de mitrailleurs, d'un créneau lance grenade de 50 mm et d'une cloche GFM.
Comme Roche la Croix, l'ouvrage sera occupé successivement par les italiens et les allemands de 1940 à 1945 et sera repris par les alliés le 23 juin 1945.
Le petit ouvrage de Saint Ours bas, construit en même temps, en bordure de la route nationale participe à l'interdiction de la voie venant de Larche. Il est armé de 8 fusils mitrailleurs et 3 mitrailleuses servi par 66 hommes au total.
Il sera repris par les alliés le même jour.