LES "BARCELONNETTES" AU MEXIQUE

Avant propos
Pour comprendre l'émigration des habitants de la vallée vers le Mexique, il faut revenir en arrière et jeter un regard sur les conditions de vie des gens de la vallée, des conditions très dures.
La vallée comptait alors 15477 habitants; les cantons de St Paul et Barcelonnette en comptaient 10000.
La vallée, détachée de la Provence en 1388, a appartenu à la Savoie jusqu'au traité d'Utrech en 1713. Sa seule richesse, les pâturages, lui permettent de nourrir 30000 moutons en été qui vont hiverner en Provence et toute l'année 25000 brebis pour l'élevage.
Vers 1660
On commence a transformer les laines de moutons en gros draps appelés cadis, cordeillats et en serges en les mêlant de chanvre.
En 1689
elle produisait en plus de sa consommation 4000 pièces de cordeillats. Pour vendre cette production les habitants prirent l'habitude de s'expatrier en hiver en parcourant la Provence, le Piémont, la Belgique en remplissant le bas de laine et au printemps se retrouvaient au pays pour cultiver les terres jusqu'aux dernières limites de la végétation. A la même époque on commence à filer les cocons de soie à Jausiers et Uvernet (industrie introduite par des émigrés vaudois).
On pouvait ainsi occuper "les bras" des habitants pendant la longue saison d'hiver et tirer le meilleur parti de la laine, la viande ne se vendant pas.
Dans un mémoire adressé à Louis XIV les habitants demandent a être rattachés à la Provence étant liés par les sociétés de bestiaux menant les troupeaux paturer ici en été. Ils obtiennent le pouvoir de commercer librement.
Dès lors le mérinos à laine fine remplace peu à peu la ravate (mouton à laine grossière).L'industrie de la manufacture de draps à domicile prospère et l'expatriation pour vendre les produits devient régulière.
Les colporteurs.
Le commerce de colporteurs augmente considérablement. Partant en octobre, pantalon noir relevé, blouse blanche, chapeau monté coiffé en arrière et le baton à la main, ils parcourent la Bourgogne, les Flandres, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg. Certains se fixaient en route les autres rentraient au printemps avec beaucoup d'argent.
Mais... la concurrence de draps plus fins, de luxe, fabriqués dans des ateliers plus modernes va sonner la disparition de cette activité qui agonisera jusqu'en 1860. Les filatures de soies ayant disparus.
En 1821
L'indépendance du Mexique est acquise après 3 siècles d'esclavage et le nouvel empereur mexicain Iturbe, ouvre les portes de son pays aux étrangers. Un seul français est établi là bas.
Un des 3 frères Arnaud, de la filature de soie, part à la Nouvelle Orléans, puis fait venir ses 2 frères. Puis partant pour Mexico fondent le magasin "Las siete Puertas" (les 7 portes). Un, Jacques, sera assassiné; les deux autres ne rentreront jamais en France.Ils seront suivis par Couttolenc du Chazelas.(exploitation d'une mine de cuivre).Famille nombreuse.
En 1830
Caire de Briançon, Jauffred de Jausiers et Teissier de l'Hubac, partis là bas, sont employés dans la maison Arnaud.Ils sont suivis par 2 frères Jaubert, 1 Allemand de l'Adroit, 1 Manuel du Canton, 2 Chaix et 1 Desdier de Lans (tous 3 se retireront fortune faite).
En 1838
Les français sont expulsés de Mexico et se réfugient à la Nouvelle Orléans. Deux mois après ils reviennent. A ce moment débarquent beaucoup de "Barcelonnettes".
Caire et Jauffred avec Derbez fondent une nouvelle maison.
En 1843
Débordements des torrents d'Abriès et du Versant qui ravagent tout.
10 jeunes partent ensemble au Mexique.
En 1845
Caire et Jauffred reviennent au pays avec 200.000 francs chacun, une fortune énorme pour l'époque. Les départs se font de plus en plus nombreux.
En 1847
Ebrad John de Jausiers fonde la plus riche maison du Mexique.
En 1848
27 jeunes gens et 2 jeunes filles (pour la 1ere fois) émigrent. En 1849 c'est 36 qui partent. En 1850 encore une trentaine. On comptait déjà 9 maisons de commerce de détail vendant exclusivement des tissus. Les "Barcelonnettes" étendent peu à peu leur emprise. Tout français là bas porte le nom générique de "Barcelonnettes". Leur réputation de sécurité est solidement établie.
Petites histoires.
Un négociant en gros de Lyon, le père Chabert, disait: "qu'il m'arrive un âne coiffé d'un chapeau, pourvu qu'il soit de Barcelonnette, je lui ouvre un crédit sans autre renseignement."
Une jeune mexicaine demandée en mariage par un compatriote pose comme condition: habiter Paris ou Barcelonnette !.
De 1862 à 1867
Intervention française au Mexique. En 1864 on compte 18 magasins à Mexico et 25 dans le reste du pays,ce sont de simples magasins de détails qui s'approvisionnent sur place. Mais à cette date une ligne de paquebots est établie entre St Nazaire et Veracruz. Ce qui permit de s'approvisionner en France (par l'intermédiaire de commissionnaires) et de commencer à vendre en gros. Enfin ils installent des métiers achetés en Europe pour produire une grande partie de leurs articles courants.
La vie sur place
Nos jeunes partaient à cheval pour Digne, leur valise en croupe; ensuite en diligence jusqu'à Bordeaux en passant par Avignon et Toulouse, puis prenaient le premier bateau en partance: en 2me classe c'était 400 francs, en 3me classe 300 francs et il fallait entre 50 jours à 3 mois pour arriver à Veracruz. A l'arrivée, achat d'une marmite, d'une gamelle et d'une couverture, puis contact avec des muletiers pour servir de guide jusqu'à Mexico. Départ 5 heures du matin, marche jusqu'à 10 heures du soir, arrêt près des sources, coucher à la belle étoile et enfin arrivée après une vingtaine de jours de marche dans les "bras" des "pays" qui donnent le vivre et le logement pendant les 6 premiers mois et quelques piastres ensuite.
Les magasins des "Barcelonnettes", même ceux où il se brassait des millions n'étaient pas luxueux: une enseigne en toile en haut au dessus de 3 à 5 grandes bées, toutes ouvertes sans vitrine ni étalage, fermées le soir par des portes massives en bois doublées de fer et solidement maintenues par une poutre. Le magasin est divisé en 2 parties: les employés derrière un comptoir, les derniers arrivés balayant, déballant, faisant les travaux les plus pénibles et couchant la nuit sur le comptoir.
Ils vendaient et recevaient l'argent qu'ils remettaient le soir au patron ou au caissier. Pas de livre de caisse, pas de contrôle. Derrière les étagères se trouvait l'arrière magasin et la salle à manger où le patron et amis prenaient leurs repas; le soir tous ensemble; placés à 3 ou 4 dans une chambre ils couchaient à tour de rôle sur le comptoir.
Le dimanche matin, déballage; tous doivent être rentrés au plus tard à 10 heures. Pas de fréquentation de la socièté mexicaine, pas de mariage pour les commis. Ils vivaient entre "pays" le plus simplement et le plus économiquement possible. Même fortune faite, ne sortant jamais, ni restaurant, une vie de travail forcé et d'économie soutenue pour revenir au pays. Ceux qui se fixaient à l'intérieur avaient une vie plus mouvementée et dangereuse à cause des fréquentes révolutions (prononciamento). "Qui passe pour riche est perdu".
En 1867
Exécution de Maximilien, placé sur le trone du Mexique par Napoléon III. Porfirio Diaz est porté à la présidence du Mexique (et ce durant 30 ans). Son 1er acte en rentrant à Mexico est une proclamation demandant le respect absolu des étrangers. La hausse considérable des cotons commence avec la guerre de sécession par la préférence des achats en magasins français et le goût de la dépense et du luxe au contact des troupes françaises.
La fortune
Si l'émigration au Mexique provient de tous les points de France, les "Barcelonnettes" commence à monopoliser le commerce de la lingerie, draperie, nouveautés. Un grand nombre font des fortunes considérables.
On peut voir le chemin parcouru par les "Barcelonnettes" depuis le départ des 3 frères Arnaud. Honnêtes et laborieux, ils sont parvenus après des débuts longs et pénibles à trouver aisance et quelques uns fortune. Leur aspiration à tous: faire un magot et revenir sous le toit paternel. Le pays d'origine est trop beau et l'on veut y revenir. Au sein de la colonie française, ils forment un groupe d'hommes honorables de travailleurs infatigables et de commerçants habiles qui fait honneur à ce pays d'origine.
En 1870
Le commerce des tissus tenus par les allemands passe aux mains des "Barcelonnettes" au cours de la guerre de 70.
Création d'un cercle Français qui contribua à célébrer avec faste notre 14 juillet à Mexico, qui en fit une fête à elle.
En 1882
Naissance de la socièté hippique française.
En 1889 création de la maison de santé, du cimetière français
En 1890 on compte 110 maisons de commerce dont 70 magasins de nouveautés.
Janvier 1907
Révolte des ouvriers contre les conditions de travail: bas salaires, 72 à 80 heures de travail par semaine. La période faste pour l'étranger se termine, Porfirio Diaz oubliant le pauvre peuple souvent transformé en esclave.
25 mai 1911
Sous la pression le président Diaz abdique. Madero lui succède, mais sera assassiné en février 1913. Huerta s'empare du pouvoir et trouve en face de lui Corranza. La lutte des 2 hommes va engendrer la ruine des affaires, malgré les rapports cordiaux entre la population et les "Barcelonnettes".
Décembre 1916
Après des présidents éphémères et des luttes sanglantes, Corranza est élu président constitutionnel. Retour au calme. 1er mai 1917Prise de pouvoir de Corranza; les nouveaux gouvernants cherchent à briser la puissance des étrangers. Le déclin de l'empire des "Barcelonnettes" commence.
Guerre de 1914-1918
De nombreux "Barcelonnettes" au Mexique prennent le bateau pour venir défendre le sol français.Bon nombre de leurs amis mexicains partent avec eux. On compta 561 mobilisés; la colonie perdit 241 jeunes et 11 mexicains moururent en France. (leurs noms sont inscrit au pied de la tour Cardinalis à Barcelonnette).
Entre 1920 et 1930
Beaucoup après quelques années au Mexique regagnent Barcelonnette sans la moindre fortune. 17 juillet 1931 décret restreignant l'entrée d'ouvriers au Mexique.
1938
Le président de la chambre de commerce française au Mexique décourage fermement nos compatriotes à venir au Mexique. Le déclin est très net.
1955
Dernier départ pour le Mexique: Jean Jaubert de St Pons prendra la suite de son oncle dans un magasin de tissus à Morélia dans l'état du Michoacan.
Il reste....
On peut constater qu'il n'y a pas une seule famille de la vallée qui n'ait eu ou n'ait toujours des parents là bas. En 1961 la station de ski de Pra Loup vit le jour grâce à une forte participation de capitaux venus du Mexique. Des sommes importantes seront investies dans la construction de caveaux immenses et luxueux (cimetières de Barcelonnette, Jausiers, Tournoux, St Paul).
Par des dons et legs certains donneront une partie de leur fortune: nouvelle église à Barcelonnette inaugurée en 1928, l'hôpital de Barcelonnette par la générosité de Jules Béraud qui fit construire aussi l'hôtel de ville, inauguré en 1934, remise en état de l'église de St Paul par un don important d'Hippolyte Signoret après le tremblement de terre en 1959, le presbytère de Barcelonnette par Antoine Signoret et Maximin Michel inauguré le 27 octobre 1968, la magnifique villa "La Sapinière" achetée par la famille Signoret à Alexandre Reynaud léguée à la ville de Barcelonnette en 1973, l'agrandissement et la rénovation de l'hôpital de Jausiers................
19 septembre 1985
Terrible tremblement de terre au Mexique: la vallée collecte 200.000 francs envoyés par la croix rouge aux sinistrés mexicains.
Aujourd'hui
Fils d'Emile Berlie, originaire du Chatellaret parti au Mexique en 1921, Emilio Berlie né au Mexique, ordonné prêtre en 1966 des mains de PaulXI devint en 1983 le plus jeune évêque du Mexique. En 1986 il est à la tête du plus grand diocèse mexicain celui de Tijuana à quelques kilomètres de la frontière des U.S.A.
Au Mexique les "Barcelonnettes" sont plus nombreux que ceux qui vivent en Ubaye.
Les plus grandes affaires industrielles ont été vendues ou ont disparues; reste une fabrique de draps de laine aux mains des "Barcelonnettes" celle de Soria; elle est dirigée par Robert Martel originaire de Barcelonnette.

Toutes ces notes ont été recueillies auprès de documents aimablement fournis par monsieur Léon Manuel ancien maire de Faucon de Barcelonnette.

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